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Coups de cœur

« Regarde les lumières mon amour » d'Annie Ernaux

« Regarde les lumières mon amour » d'Annie Ernaux

Dans ce texte laconique qu’Annie Ernaux propose pour alimenter la nouvelle collection « Raconter la vie » dirigée par Pierre Rosanvallon, l’auteur de La Place renoue avec le genre du journal intime. Une année entière est couverte, de l’hiver 2012 à l’automne 2013, au cours de laquelle l’auteur arpente les allées d’un centre commercial de Cergy. De Noël à la rentrée des classes, marqueurs rituels et monotones de la société de consommation devenue aujourd’hui planétaire. 

Lieu exemplaire de la socialité contemporaine, la grande surface émerveille en partie Annie Ernaux en ce qu’elle rassemble dans un seul espace toutes les catégories visibles de populations, formant une « communauté de désirs », mais « non d’action ». À l’égalitarisme des besoins répond une logique souvent communautaire de « marketing ethnique ». Le discount et les semaines consacrées à la gastronomie chinoise ou à l’orient constituent des mythologies dont il est difficile de ne pas percevoir la teneur idéologique. L’hypermarché décrit par Annie Ernaux n’est pas qu’un lieu de transit, il est l’emblème du repli sur soi propre au monde contemporain, gouverné, à l’image de toute une littérature qui depuis le Nouveau Roman aurait déserté le monde, par les automatismes et les clichés souvent les plus rétrogrades. Devant le manichéisme révoltant du rayon des jouets, l’auteur se met à rêver ainsi d’une action coup-de-poing des Femen qui auraient eu le bon sens de renverser l’ordre établi de nos préjugés.

On se souvient que dans La Place, roman consacré à la figure du père, Annie Ernaux plaçait son destin d’écrivain sous le signe de la trahison à son milieu d’origine. « Dire à la fois le bonheur et l’aliénation » était le dilemme auquel était confrontée celle qui pensait avoir renié ses origines populaires. Mais à lire une œuvre toujours plus ancrée sur le monde qui l’environne, on mesure combien ce sentiment est erroné. Et ce ne sont pas les rappels, ponctuant ce journal intime, des accidents meurtriers qui au Bangladesh coûtent la vie à cette nouvelle forme de prolétariat réduit en esclavage et qui œuvre à la satisfaction de nos désirs, qui nous démentiront. Depuis une trentaine d’années, Annie Ernaux sauve l’honneur d’une littérature tournant résolument le dos au solipsisme de l’autofiction. Aux élucubrations pathétiques de néo nouveaux romanciers défendus par des collections toujours plus blanches, l’auteur oppose l’éthique de responsabilité d’une écriture qui n’aurait de blanche que le nom et qui se poserait la seule question philosophique valable : comment nommer une femme de couleur noire ? Question engageant le devenir même de la littérature et autrement plus méritante que toutes les supercheries littéraires s’étalant encore sur les rayons des rares librairies arrivant à survivre aux diktats d’une mondialisation marchande toujours plus rapace et liberticide.

Olivier Rachet

Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux
Seuil, 2014

« Une enfance de Jésus » de J. M. Coetzee

« Une enfance de Jésus » de J. M. Coetzee

La fin des utopies

Ils sont deux. Réfugiés de nulle part. En provenance d’une zone appelée Belstar. Ils ont été rebaptisés. L’enfant, David, est accompagné d’un homme, Simon, qui pourrait être son père, son grand-père, un apôtre sans Messie. David a perdu la trace de sa mère que son compagnon lui a promis de retrouver. Leur arrivée dans une zone inconnue est digne des meilleurs romans de Kafka, angoissante et réaliste à la fois. Des hommes et des femmes de bonne volonté vont les aider à s’installer, à trouver du travail mais leurs conditions de vie resteront rudimentaires, précaires. Simon confiera l’enfant à une femme inconnue, Inès, dont il a la révélation qu’elle pourrait être la mère de David. Révélation surnaturelle et désespérée qu’en d’autres temps on aurait appelé foi ou croyance. Or, de ce monde où l’exil semble être devenu la règle, on ne s’affranchit qu’au prix d’un plus grand exil encore. L’enfant roi deviendra capricieux et effronté ; il conduira ses parents adoptifs à s’enfuir de nouveau.

Apatrides, réfugiés politiques, économiques, climatiques, gitans ? On ne sait quelle est la condition de survie des personnages auxquels s’attache dans cette parabole troublante J.M. Coetzee. Ces hommes et ces femmes ont encore foi en leur humanité mais elle reste ancrée dans une immanence qui désespère les protagonistes. Le monde que nous décrit l’auteur a perdu son horizon. Le meilleur des mondes n’est plus possible, la social-démocratie est devenue le seul réel possible contre lequel on se cogne. Si le siècle précédent aura été tragiquement celui des utopies messianistes, le XXIe siècle débutant ne serait-il pas celui d’un temps figé dans ses acquis où l’idéologie serait devenue Loi ? Le rapport au Temps et à la filiation est interrogé admirablement par Coetzee qui met en scène des personnages ayant été lavés de leur passé, de la mémoire du monde. Le présent perpétuel auquel nous vouons en secret un culte effrayant ne signerait-il pas la mort de toute réalité possible, de la promesse, du don, dont ne sait que faire Inès lorsqu’elle adopte le jeune David ? A l’image de Faulkner qui pensait que si Jésus revenait, « il nous faudrait le crucifier bien vite » et que si Vénus revenait « ce serait sous les traits d’un pouilleux dans les pissotières du métro la main pleine de cartes postales obscènes », Coetzee décrit un monde déserté par toute forme d’élection. Un monde où les sociétés deviennent interchangeables, et qui voit disparaître la possibilité même de toute transfiguration ou assomption, que Joyce appelait en son temps des épiphanies. A moins que le roman constitue encore notre ultime planche de salut ?

Olivier Rachet

Une enfance de Jésus, J. M. Coetzee
Seuil, 2013

« La lune dans le puits » de François Beaune

« La lune dans le puits » de François Beaune

Un patchwork in progress

Deux années durant, François Beaune a parcouru la Méditerranée en quête d’histoires plus ou moins authentiques qui, de Marseille à Palerme, en passant par Tanger, Jérusalem, Hébron, Beyrouth ou Tunis, feraient entendre la diversité chorale d’une civilisation latino-arabe, toujours disparue, sans cesse renaissante. S’il s’inscrit dans le cadre du programme consacrant Marseille, capitale européenne de la culture en 2013, ce projet revendique surtout une dette à l’égard de Paul Auster et des émissions radiophoniques qu’il animait à partir de récits envoyés par les auditeurs.

François Beaune se lance alors dans une odyssée foisonnante, récoltant les anecdotes les plus incongrues et les plus étonnantes à la fois, qu’il classe selon les différents âges de la vie. Se rattachant aux poèmes épiques de l’Iliade, de l’Énéide ou des Métamorphoses d’Ovide, ayant façonné tout un pan d’une culture européenne en quête d’identité (mais les identités sont toujours multiples et polyphoniques, à chaque civilisation plusieurs vies sont dues), ces Histoires vraies nous font tout d’abord entendre le bruit et la fureur de l’Histoire, avec sa grande hache. De la Shoah à la guerre des six jours, du printemps arabe au massacre syrien, François Beaune nous rappelle la permanence de la guerre et de la violence, sous toutes ses formes. Et nous livre à travers l’apparition inattendue d’Edward Snowden interviewant le chef du Hezbollah libanais une des clefs de ce chaos. La Méditerranée reste le berceau des trois religions monothéistes au travers desquelles, d’Athènes et du Pirée, en passant par Gibraltar, continuent de nous faire signe les dieux grecs de la débauche et de l’hospitalité, de l’éternel départ et du retour sur soi impossible. La Méditerranée est bien cet espace clos et ouvert à la fois, fourmillant de guérites, d’où les peuples se surveillent les uns les autres mais n’ont aussi de cesse de s’ouvrir à l’autre et de fonder ces royaumes qui nous sont chers. Hébron, ville située en Cisjordanie, n’est pas pour rien l’un des points d’ancrage de cette odyssée contemporaine. Terre toujours associée à Abraham, patriarche biblique dont la filiation est revendiquée par les juifs et les musulmans, Hébron est comme le lieu de naissance d’une civilisation qui reste encore à construire.

Car enfin, ces histoires nous touchent aussi, moins en raison des drames dont elles sont les dépositaires, qu’en raison de la beauté de gestes et de paroles, de miracles même dont elles se font les messagères. À l’image de ces soldats syriens cueillant au sommet de peupliers des fleurs blanches de coton afin qu’un couple libanais n’en vienne pas à se séparer. Tel ce marseillais fanfaron évoquant la bague que lui aurait offerte, en une scène sous-marine digne des Mille et une nuits, sa grand-mère par l’intermédiaire d’un poulpe. Tel cet enfant des rues de Casablanca qui, après avoir attendu des années durant sa mère, à l’intérieur d’une gare routière, se bâtit un chez-soi au-dessus du Marché Central de la ville. Les histoires sont innombrables et à travers cet art ancestral de la parole, François Beaune renoue autant avec sa propre histoire errante et vagabonde qu’avec la tradition de ce que la littérature a pu produire de plus cher.

Olivier Rachet

La lune dans le puits - Des histoires vraies de la Méditerranée de François Beaune
Éditions Verticales, 2013.

« Nue » de Jean-Philippe Toussaint

« Nue » de  Jean-Philippe Toussaint

La vérité sur l’amour

Avec ce dernier roman, Nue, Jean-Philippe Toussaint poursuit l’exploration qu’il avait entreprise avec Faire l’amour, Fuir et La Vérité sur Marie, d’une rupture amoureuse sans cesse remise sur le métier. Une histoire qui n’en finit pas de surprendre, de ne pas finir, envisagée sous des angles toujours nouveaux, toujours plus décalés. Le passé revient hanter le présent de l’écriture - de la mémoire, de la jouissance - qui semble au fur et à mesure de la narration réinventer ce qui a été, ce dont le narrateur n’a pas toujours été témoin mais il dont témoigne, non sans allégresse.

Le récit s’organise autour de quelques scènes monumentales, comme toujours chez Toussaint, de séquences oscillant entre le drame et la drôlerie, à l’image du pire, toujours incertain et du meilleur, toujours possible. Tel ce préambule qui voit le personnage de Marie organiser un défilé affublant un jeune mannequin d’une robe de miel autour de laquelle gravite un essaim bien réel d’abeilles. Jusqu’au moment fatal où la jeune fille hésite sur la sortie à emprunter. Tel ce vernissage, à Tokyo, de l’exposition de la même Marie et que le narrateur avait visité, un flacon d’acide chlorhydrique à la main, dans le premier roman de la tétralogie. Tel ce voyage de retour à l’île d’Elbe où le couple reconstitué part assister aux obsèques de l’homme gardien de la maison familiale de Marie. Un nuage de fumée recouvrant l’île, dû à un incendie d’origine probablement criminelle d’une usine de chocolat.

Jean-Philippe Toussait reste un narrateur hors pair sachant donner corps aux drames les plus intimes. Ceux où la vie bascule, s’échappe d’avoir été trop bridée. Nue est peut-être moins le portrait d’une femme ayant été aimée que celui d’une existence toujours aux abois, livrée à la force irrépressible d’un destin que l’on ne voit pas arriver et qui pourtant nous écrase. Il est des séparations dont on ne se remet pas. Des drames familiers dont on subit toujours l’onde de choc. La littérature telle que la pratique avec excellence Toussaint est cette aire de jeu où le pire côtoie toujours l’incongru, le fantasque. Où les lignes les plus droites déraillent toujours un peu. Livrée aux hasards objectifs d’une narration sans cesse bondissante, l’existence des héros de Toussaint est un affreux drame divertissant.

Olivier Rachet

Nue, Jean-Philippe Toussaint
Les Éditions de Minuit, 2013

Page 4/19
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EN VITRINE

Au détour vrai des pages...

Au détour vrai des pages...

Requiem allemand de Werner Lambersy, 2015.

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