Je ne sers à rien […]. Je suis incapable d’élever des porcs. Je n’ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre redémarrage.
Michel Houellebecq
extrait de Les Particules élémentaires, Éditions Flammarion, 1999
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Roman sous presse
Voilà un cas unique de continuation de la révolution textuelle par d’autres moyens. Trente après la publication par Sollers de Paradis, Guillaume Basquin reprend le flambeau et se lance dans la rédaction d’un roman en caractères italiques gras dont la ponctuation visible n’est pas signalée. Un lecteur malentendant n’y verrait que flux continuel, logorrhée verbale, roman-fleuve. Un lecteur érudit confierait, dans un soupir, qu’il s’agit au mieux d’un exercice d’admiration, au pire d’un pastiche. On aimerait entendre l’avis du principal intéressé, Sollers lui-même pour lequel on suppose qu’une telle publication permanente n’a pas de prix. (L)ivre de papier relève pourtant beaucoup moins du plagiat que du manifeste. Cut (up), fondu au noir ou au rouge sang comme dans Cris et chuchotements de Bergman, gros plan, coupures, collures viennent interrompre le flux verbal et rappeler le rôle moteur du montage et de la composition. Basquin se distingue de l’auteur de Paradis par la passion qui est la sienne du septième art dont il regrette la disparition programmée. Le numérique, numéraire et comptable d’un déclin annoncé, a supplanté l’analogique dans lequel le romancier continue d’entendre le règne d’une logique bien imprévue. « Une Guerre de droit ou de force » comme l’écrivait Rimbaud.
Les images en 35 mm viennent ainsi ponctuer l’écriture d’un ouvrage choral placé sous la catégorie du Chant. On songe à Homère, à Virgile, à Ezra Pound. Mais c’est à Joyce que l’auteur se réfère le plus souvent, rendant hommage avec Finnegans Wake au « premier effort de dramatisation des moyens mêmes de communication ». En trente ans, les projections du cinématographe ont lentement disparu, les réseaux sociaux ont pullulé, la seule révolution dont on soit comptable serait d’ordre numérique. La distribution (qui n’a rien à envier à sa grande sœur des centres commerciaux) a emboîté le pas à la projection, l’alignement des pixels a supplanté le tremblé de l’image de cinéma : « maintenant on sait que c’est la position aléatoire des sels d’argent sur la pellicule cette agitation des particules dans l’émulsion qui crée la profondeur et la vibration de l’image projetée tandis que le numérique ne peut être qu’un alignement mathématique de pixels ». « Le cinéma était un pochoir à travers lequel la lumière se déposait sur une pellicule » écrivait Peter Kubelka, qu’en reste-t-il ? De lointains échos dans quelques cinémas du Quartier Latin, à Paris. Antres caverneux où défilent encore Les Contes de la lune vague après la pluie, Œdipe roi, Nuit et Brouillard ou Rocco et ses frères. Tout comme défilent ces lettres et ces mots imprimés en « bold italic » sur papier bouffant « Munken Print Cream ».
Si Sollers ou Jean-Jacques Schuhl, auquel Guillaume Basquin a consacré un essai Du dandysme en littérature, avaient en ligne de mire la révolution du télex, notre romancier pense que l’avenir de l’écriture sera circulaire ou ne sera pas. À chaque bref instant commence l’écriture, c’est-à-dire l’être, la musique. La gigue, la ritournelle, l’éternel retour des sons et des images. C’est toute une conception du Temps qui ici est en jeu avec laquelle on ne transigera pas. Que le Temps soit cyclique, les philosophes présocratiques déjà en avaient l’intuition. La rotation des machines d’enregistrement et de projection - et pourtant elle tourne ! se serait exclamé Louis Lumière devant la machine à coudre de sa mère - ne fait que prolonger les premières techniques d’impression dont il nous arrive de retrouver des traces près de la Mer Morte ou au fin fond de la Bastille. Des rouleaux de Qumran aux papiers enroulés du marquis de Sade, tout n’est que poussière de vent et rose poussière d’atomes et de vent : « pour imprimer il fallait aussi que ça tourne sumer 3 500 ans avant notre ère petits sceaux cylindriques qu’on fait rouler sur de petites tablettes d’argile pour imprimer des scènes de la vie quotidienne ».
Et pourtant, elle continue de tourner la machine textuelle mise en branle par les avant-gardes littéraires des années 70 ! Que Guillaume Basquin entre avec fracas en littérature en faisant, à son tour, tourner la bibliothèque dans tous les sens résonne moins comme une oraison funèbre qu’un immense appel à faire virer les gouffres. Et encore un bloc d’abîme…
Olivier Rachet
Guillaume Basquin, (L)ivre de papier, éditions Tinbad, 2016.
La guerre, la continuation du sport par d’autres moyens
Juin 1990. Le mondial de football se déroule en Italie. Les quarts de finale voient s’affronter l’Argentine de Diego Maradona et la Yougoslavie dans laquelle officie, en tant que défenseur, Faruk Hadzibegic. Lors de la séance de tirs au but, ce dernier échouera à envoyer son équipe en demi-finale. Au même moment, la Yougoslavie se désagrège après que la Croatie de Franjo Tudjman et la Slovénie de Milan Kucan eurent proclamé leur intention de devenir des républiques indépendantes. Le romancier italien Gigi Riva compose ce récit qui tient à la fois de la chronique et du thriller politico-sportif, en ayant en ligne de mire ce « dernier pénalty » auquel le destin de Faruk, bosniaque de confession musulmane, restera toujours associé.
La guerre aurait-elle été évitée si la Yougoslavie avait remporté la coupe du monde, en Italie ? La liesse populaire d’un pays qui avait réussi pendant plusieurs décennies à faire coexister en son sein six républiques (Croatie, Slovénie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine) aurait-elle eu raison de la frénésie belliqueuse qui s’empara de hordes de supporters transformés en une soldatesque meurtrière ? Folie guerrière qui culminera en 1995 avec l’exécution de 8000 musulmans, à Srebrenica, exécutés par une cohorte d’assassins serbo-croates voulant en finir avec leurs frères de sang d’hier.
À l’heure où les stades sont de nouveau hantés par des hooligans nationalistes voulant en découdre avec des équipes dont ils exècrent le cosmopolitisme, le roman de Riva résonne comme un inquiétant avertissement. Si comme l’écrivait Machiavel, la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens, on est en droit de se demander si la guerre ne constituerait pas « la continuation du sport par d’autres moyens ». Ainsi, un mois avant la coupe du monde de juin 1990, avait eu lieu à Zagreb un derby opposant le Dinamo de Zagreb à l’Etoile Rouge de Belgrade. L’affrontement de ces deux clubs, « deux petites armées en formation », fut alors l’occasion non d’une réconciliation pacifique sous le drapeau national mais bien au contraire d’une montée aux extrêmes de la violence verbale, prémisses de batailles plus sanglantes à venir. « Zagreb est en Serbie » clamaient les uns ; « Sécession », « Croatie » clamaient les autres. Si l’on croit que les compétitions sportives canalisent la violence, elles portent aussi en germe les conflits de demain.
Retour en arrière historique. Promulguée en 1921 par le roi Alexandre Ier, la Constitution du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes deviendra la République populaire fédérale de Yougoslavie, après le démembrement des empires ottoman et austro-hongrois. En annonçant à Amsterdam, lors d’une rencontre sportive consécutive au mondial de 1990, la dissolution de l’équipe nationale dont il était alors capitaine, Farouk Hadzibegic signera symboliquement, de son côté, le décret de mort d’un État cosmopolite ayant été entraîné dans sa chute par l’écroulement du bloc communiste. Si le XXe siècle débuta à Sarajevo par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, il toucha à son terme dans les années 1990 par une guerre multi ethnique et le génocide des musulmans bosniaques perpétré par les factions de Milosevic et de Radovan Karadzic dont on apprend qu’il fut psychiatre de l’un des clubs dans lesquels officia le protagoniste. Et à ses heures perdues, poète bucolique, chantre d’une nature purifiée, on l’imagine, de tous les miasmes de la ville. Gigi Riva donne, à cet égard, une clé de lecture intéressante lorsqu’il nous rappelle les origines montagnardes du bourreau de Srebrenica. Le conflit qui allait ensanglanter la Yougoslavie peut aussi se lire comme un affrontement entre la pureté de montagnards attachés à un mode de vie autarcique par opposition aux « centres cosmopolites » jugés corrompus. Les totalitarismes d’aujourd’hui et de demain auront toujours en ligne de mire cette utopie d’un monde débarrassé de la diversité qui le compose et de l’irréductible pluralité qui lui donne tout son sel.
Qu’en est-il dès lors de notre XXIe siècle débutant par les attaques terroristes du 11 septembre 2001 et se prolongeant par une exacerbation et une montée aux extrêmes des discours nationalistes à l’encontre de sociétés que beaucoup rêvent encore de purifier ethniquement de toutes ses composantes plurielles ? En cela, les terroristes d’aujourd’hui se réclamant d’un islam politique dévoyé rejoignent dans leur folie meurtrière les hooligans russes ou anglais nostalgiques d’un temps où les idéologies totalitaires étaient sur le devant de la scène. On ne peut que s’étonner que des États leur emboîtent le pas et nous entraînent chaque jour dans des dérives sectaires toujours plus inquiétantes. À la lecture du roman, on se demande quels arbitres internationaux mettront fin à ces exacerbations identitaires toujours meurtrières. Exit les instances internationales ? Ne sommes-nous pas déjà en train de sortir de l’humain, de nous désanthropologiser ?
Olivier Rachet
Gigi Riva, Le dernier pénalty, « Histoire de football et de guerre », éditions du Seuil, collection fiction & cie, traduit de l’italien par Martine Segonds-Bauer.
La société comme délire
On connaissait d’Antonin Artaud les lettres de Rodez, regroupées dans les tomes IX, X et XI des Œuvres complètes et dans les Nouveaux écrits de Rodez, publiés dans la collection « L’Imaginaire » chez Gallimard. Artaud entre dans l’asile de Rodez, dirigé par le docteur Ferdière, le 11 février 1943. Il y restera trois ans, avant d’être livré à lui-même, le 25 mai 1946, sur le quai de la gare d’Austerlitz. On découvre, sous la direction de Simone Malausséna, les lettres écrites par Artaud entre 1937 et 1943, la plupart rédigées à l’asile de Ville-Évrard, à Neuilly-Sur-Marne où il entre le 27 février 1939, après être passé par l’hôpital du Havre, l’asile de Quatremare à Sotteville-lès-Rouen et l’hôpital Sainte-Anne.
État des lieux. Artaud est expulsé d’Irlande, en 1937, « déporté » écrit-il, après être parti avec la canne de Confucius et celle de Saint-Patrick. Les lettres qu’il adresse le plus souvent à ses différents médecins montrent la confusion de celui qui prétend être un sujet grec, né à Smyrne. Une reproduction de l’épée de Roland, fabriquée à Tolède, lui aurait été remise à Cuba, en 1936, par un sorcier nègre. Si les médecins diagnostiquent un « syndrome délirant de persécution », des « idées délirantes d’influence, d’envoûtement, de magie », Artaud témoigne de son côté de la réalité de la souffrance qui est la sienne : « SI JE ME PRETENDS PERSECUTE c’est qu’on ME PERSECUTE EN REALITE ». Comme il le décrivait dans L’Ombilic des limbes et plus particulièrement dans les lettres adressées à Jacques Rivière, Artaud souffre d’une incomplétude de l’être, d’une « incertitude profonde de sa pensée », d’une « déperdition ». « La maladie, écrit-il à un médecin, en octobre 1938, est le vide qui a besoin d’être occupé par le plein des microbes pour éclater. » A ce même docteur Chapoulaud, exerçant à l’hôpital Sainte-Anne, Artaud écrit : « La vérité est que le Réel vous échappe et le Réel c’est l’Autre monde. Les Autres mondes, la Magie, et des autres Mondes il y en a beaucoup. »
Les appels au secours restant lettre morte, Artaud attaque tous ceux qu’il rend responsables de son enfermement. Les « initiés » dont il dresse parfois des listes sont accusés de le supplicier, de recourir occultement à des pratiques sauvages de persécution. La société des gens de lettres autour de laquelle Artaud a gravité, la société mondaine, les politiques sont violemment pris à partie par celui qui exhibe leur pouvoir délirant. Louis Jouvet accusé de mythomanie, « croit avoir été Molière : ce n’est pas grave, ironise Artaud. » Gide, « TU ES VIDE GIDE », « ECRIVAIN PLAGIAIRE DE SALAUD SANS IDEES », appartient à la catégorie des « HOMMES DE MAUVAISE VOLONTE ». Beaucoup de lettres sont adressées à l’épouse d’André Breton auquel Artaud n’écrit guère comme s’il s’agissait à travers elle de montrer l’envers occultiste du surréalisme lui-même. D’autres missives concernent Pierre Laval, président du Conseil mais aussi sa fille, Josée Laval. Artaud, dont la correspondance amoureuse avec Génica Athanasiou ou Anaïs Nin figure parmi les plus belles qui soient, semble miser encore sur les femmes pour anéantir ces choses qui « ont mal tourné pour ce côté du monde » dans lequel, écrit-il, « Satan mène le jeu ».
L’abandon dans lequel se trouve Artaud, pendant des années qu’il passe en grande partie en zone occupée, avant de rejoindre l’asile de Rodez, ne fait qu’accentuer l’état de déperdition qui est le sien. Au docteur Fouks auquel est adressée la majeure partie des lettres, Artaud ne cesse de demander des cigarettes ou de l’héroïne censée apaiser ses douleurs. Peu à peu, la faim le gagne. Des lettres bouleversantes sont adressées à sa mère, Anastasie, dans lesquelles il lui demande du chocolat ou des noisettes. Les asiles d’aliénés sont alors de véritables mouroirs d’où Artaud se voit comme « un condamné vivant ». Dans une lettre à sa mère, datée du 23 mars 1942, nous lisons : « Je vous ai écrit il y a 10 jours une lettre désespérée et où je vous exposais mon lamentable état et vous demandais un secours d’urgence car je m’en vais de désespoir, de faiblesse, de fatigue, d’inanition, et surtout de mauvais traitements. » Celui qui signe parfois ses lettres du nom de jeune fille de sa mère, Antonin Nalpas, ou du diminutif Nanaqui, ne se contente pas de prophétiser les plus grands malheurs pour ceux qu’il tient pour responsables de l’oubli dans lequel il se trouve ; il regarde avec une lucidité aveuglante l’état de décomposition d’une société dont il ignore en partie qu’elle collabore avec les nazis. « C’est toujours le mal qui profite de cette indolence, écrit-il à Alain Cuny, pour nous infecter tous un peu plus ». Que le mal ne soit pas une fatalité tragique, voilà ce dont témoigne douloureusement un des plus grands poètes du siècle dernier !
Olivier Rachet
Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, Editions Gallimard novembre 2015.
D’un naufrage l’autre
Comme nous tous, Maylis de Kerangal est à l’écoute du monde ou devrions-nous dire des mondes. Du monde extérieur qui voit l’affluence de migrants fuyant des pays dévastés par la guerre ou la misère, en quête de cette hospitalité qui était chère aux grecs anciens et dont notre héros européen aux mille ruses, Ulysse, bénéficia à plusieurs reprises. Mais l’auteur de Naissance d’un pont et de Réparer les vivants est aussi à l’écoute de son monde intérieur, parcouru de souvenirs de voyages ou de voyages en ces terres inconnues qu’explorent la littérature ou le cinéma.
Tout part ici de Lampedusa, île méditerranéenne dont l’auteur souligne avec talent qu’elle appartient à ces îles volcaniques « émergées à la convergence des plaques tectoniques africaines et eurasiennes ». En 2013, le naufrage d’un navire de fortune en partance des côtes libyennes cause la mort de centaines de migrants. Le drame se répétera. Lampedusa. Le nom évoque aussi à tout cinéphile averti le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa adapté par Luchino Visconti au cinéma sous le nom du Guépard. Burt Lancaster y incarne le rôle titre de Don Fabrizio, prince de Salina, symbole d’une aristocratie agonisante face à Don Calogero, paysan fortuné qui unira sa fille Angelica à Tancredi, le neveu du prince. Né en 1913, Lancaster est issu de l’émigration anglo-irlandaise ayant rejoint les rives d’Ellis Island, « il est le prince et le migrant ». Maylis de Kerangal se souvient notamment de la scène culte du bal au cours duquel Angelica, incarnée par Claudia Cardinale, épouse Tancredi. Scène du naufrage d’une société qui en convoque un autre, celui d’une Europe ayant perdu la boussole de ses valeurs et de ses principes fondamentaux.
Car si ces paysages insulaires ne sont pas que des images touristiques commercialisables à loisir mais « ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder », la mémoire de notre XXIe siècle débutant est un terrain vague, jonché de détritus et de cadavres auxquels Maylis de Kerangal rend un hommage d’une bouleversante humanité. Tombeau pour les migrants et les réfugiés qui frappent à nos portes closes, À ce stade de la nuit est bel et bien le récit salvateur de cette éternelle rentrée littéraire du pire. Réparer les vivants, écrivait-elle, tel est encore le programme.
Olivier Rachet
Maylis de Kerangal, À ce stade de la nuit, Edition Gallimard, Collection « Minimales / Verticales ».