Coups de cœur
« Guerres Secrètes » de Philippe Sollers
Ou ce qu'il en coûte aux mortels d'oublier le divin.
Réjouissons-nous au lieu de nous en attrister : la guerre est permanente et en plus, elle est divine, spirituelle par essence. Tout combat est un combat de l'homme contre des forces qui le dépassent et le confrontent à sa finitude qu'il ne veut plus voir désormais, halluciné qu’il est par la croyance dépressive en sa propre image, par une foi aveugle dans les apparences et la certitude que la mort l’épargnera désormais. Or les apparences sont spectrales et devraient nous inciter à percevoir le réel avec nos sens plutôt qu'avec notre désir ou notre volonté de domination. À la volonté de puissance s'opposerait dès lors la puissance de la volonté de ceux qui osent encore se confronter au divin au lieu de le nier ou de vouloir s'y soustraire.
Ulysse tout d'abord, pourchassé d'île en île par Poséidon, affrontant les prétendants, c'est-à-dire ceux qui ont voulu usurper son nom même, en devenant époux de Pénélope. À Ulysse s'oppose le roi Penthée, déchiqueté par les ménades, parmi lesquelles figure Agavé, sa propre fille - démembré pour avoir douté de la divinité même de Dionysos. La leçon des Grecs est terrible : les hommes sont mus par des forces qu'ils ne contrôlent pas mais qu'ils croient pouvoir dominer. Telle est l'erreur fondamentale de notre époque progressiste, c'est-à-dire sous l'emprise de la métaphysique et du rationalisme le plus barbare.
Quasi-contemporains des tragiques grecs et du divin aède, Homère, les grands penseurs chinois dont Sun Zi ont eux aussi conçu la dépendance humaine par rapport à un monde soumis à des changements permanents et incontrôlables si ce n'est en s'adaptant à la mutation même, en perpétuant la guerre que Sollers définit alors, pastichant Clausewitz, comme la continuation de la nature par d'autres moyens.
Ce qu'il en coûte aux hommes d'oublier le divin ? L'éclairage apporté par Sollers se clôt sur la figure de Joseph de Maistre fustigeant le nihilisme protestant et sa soif de négation à laquelle s'oppose le baroque de la Contre-Réforme, ce dernier cherchant à affirmer la suprématie du divin sur fond de vide/plein créateur.
Réjouissons-nous, cette admirable leçon de spiritualité appliquée nous y invite tandis que continuent à se fourvoyer les illettrés puissants de ce monde, perpétuant de leur côté un état de guerre prosaïquement mortel. La guerre est éternelle, les sexes le savent et l'esprit seul peut l'affronter.
Olivier Rachet
Guerres secrètes, Philippe Sollers
Carnets Nord, Paris, 2007
Tom est mort de Marie Darrieussecq
L'expérience matricielle des limites.
Elle est écrivain, a suivi son mari à Vancouver puis à Sydney, en Australie. Réfugiée, avec ses deux enfants et son époux, dans les Blue Mountains, dix ans après la mort subite de leur fils de quatre ans et demie, Tom, elle entreprend de se souvenir de cet impossible deuil. Aux notations concernant les zones sismiques d'une mémoire ravagée par la douleur et la culpabilité succède l'évocation de paysages mentaux du bout du monde : presqu'île australienne qui se détache tel un bloc de mémoire du continent antarctique, île déserte de Tasmanie couverte d'une forêt discontinue de pluie, désert rouge et blanc d'une chambre obscure enregistrant le cri de douleur indicible d'une mère ayant perdu son enfant.
Le pathos n'est pourtant pas de mise puisqu'il s'agit avant toute chose pour la narratrice d'explorer une béance, d'instiller le doute sur l'artifice d'une cicatrisation ne faisant qu'occulter le néant même de la béatitude humaniste avec laquelle nous envisageons la possibilité même de la mort. Tom est mort et la simplicité de l'énoncé ouvre les portes de l'horreur la plus extrême. Avec ce roman quasi policier explorant les eaux troubles de la conscience féminine, Marie Darrieussecq repousse un peu plus encore les limites de l'écriture de l'impossible. Aux grandes femmes, la matrie rancunière?
Olivier Rachet
Tom est mort, Marie Darrieussecq
P.O.L
Éloge du matricide - Essai sur Proust de Thomas A. Ravier
« Au terroriste Oreste ».
« Le français, plus que jamais, me brûle les doigts. J'ai toujours pensé en musique. Puis je frappe ! »
C'est à un essai coup de poing que nous convie Thomas A. Ravier dans une œuvre réglant son compte aux clichés les plus poussiéreux et éculés relatifs au style et à la personne de Marcel Proust, homosexuel renfermé et somme tout si peu héroïque, français ? Face à l'image d'un être sans souffle, reclus dans sa chambre, à la recherche languissante du temps perdu, Ravier oppose l'éclat d'une écriture jaillissant dans le Temps et s'affranchissant des contraintes sociales aussi bien que morales. Ecriture du corps en liberté, insoucieux des conseils que lui donnent les familles, les salons, insoumis, déjà toujours en quête du souffle rebelle de ses phrases dont ces jeunes filles en fleurs seraient la plus juste des métaphores. Aussi la Recherche ne se limite pas au pseudo roman familial du baiser de la mère trempé dans la tasse amère du thé du souvenir, elle s'apparente bien plutôt à un roman d'espionnage du double mensonge social et sexuel qui voit le narrateur épier au début de Sodome et Gomorrhe le jeu de séduction florale de Jupien et Charlus ou tout autre scène transgressive dont le roman fourmille. Face à l'image stéréotypée - mais toute image ne l'est-elle pas ? - d'un écrivain déjà maudit obsédé par l'amour maternel, Ravier oppose la liberté créatrice et donc matricide, de celui qui a traversé l'enfer du désir, c'est-à-dire de l'attente et de la réclusion perpétuelle du désir même, pour accueillir dans ses volutes syntaxiques le cœur même de l'amour assassiné, le miracle de la mère devenue fille de son propre enfant. A l'instar de Joyce ou de Rimbaud, de Baudelaire ou de Céline, la grandeur de Proust réside dans le duel glorieux mené avec le texte biblique lui-même. C'est en privilégiant une écriture joyeuse de la sensation que l'auteur s'incarne christiquement en son texte pour revivre ad vitam aeternam dans le Temps. Retrouvailles ? Variations musicales éternelles. Proust ou l'orgue du Temps, les grandes eaux de la sensation. Vous riez ? Fermez donc les yeux et écoutez respirer les phrases !
Olivier Rachet
Thomas A. Ravier, Éloge du matricide, Essai sur Proust
(L'Infini - Gallimard, 2007)
Maudits soupirs pour une autre fois de Louis-Ferdinand Céline
De la musique, avant toute guerre !
Epreuves, brouillons, carnets préparatoires. Admirable esquisse de Féerie pour une autre fois, Maudits soupirs pour une autre fois que la collection L'Imaginaire réédite avec bonheur, voit Céline, du fond de sa prison danoise, mettre en branle ses souvenirs de la seconde guerre mondiale. Effroyable machine à retourner le temps, à le distendre, le tordre, lui faire subir la pression d'une énonciation toujours aux abois, l'écriture célinienne est un éclat de rire permanent et un cri qui affrontent le choc des événements. Le roman en gestation constitue le récit d'un double péril. Péril lié au bombardement du quartier de Montmartre que le narrateur décrit en un rythme apocalyptique. Péril relatif à l'œuvre elle-même dont l'auteur pourrait être à plusieurs reprises dépossédé, oubliant le sac dans lequel ses ouvrages sont conservés ou le protégeant du rapt organisé par la furie de son voisinage. Maudits soupirs est tout empli du bruit des bombardements et de la fureur qui s'empare des propres amis du narrateur. L'ouvrage, qui abonde en portraits d'êtres côtoyés par Céline dans le quartier populaire de Montmartre, constitue un éloge paradoxal de l'amitié, toute pétrie des vices et des intérêts les plus sordides : « Comme ça c'est les potes, les meilleurs, voyeurs compagnie, sadiques cochons lâches, qu'ils veulent vous voir en morceaux, dépecés, lynchés crucifiques... après qu'ils nous recousent et qu'ils pleurent. Ah ! Je les connais bien. Je les aime bien c'est entendu, mais je les connais alors ! ».
Olivier Rachet
Maudits soupirs pour une autre fois, Louis-Ferdinand Céline
L'Imaginaire - Gallimard (réédition)
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