© Patricia Farazzi
Une femme marche dans une ville. La ville, c’est Berlin. Ce qu’elle cherche c’est la marche même. Y aller, s’assurer que ça existe encore, la ville, dessous, sous ses pieds. Qu’elle soit étrangère n’y change rien, ne lui met pas des bâtons supplémentaires dans les pieds. La difficulté vient du but qu’elle se fixe et qu’elle rejoint sinon à chaque pas, du moins à chaque mot, même si ce qu’elle mâche avec chaque bouchée de phrase, c’est la matière de la ville : du sable, de la boue, du marécageux, des cailloux, des pavés.
La ville est un Golem, et elle lui insuffle sa drôle de langue dont la grammaire se mesure en pas. Un arpent pour un petit morceau de mémoire, à chaque pas savamment calculé, mais en douce. Si le texte nous emporte à mots précis dans sa marche à elle, à tel point qu’on ne peut plus marcher dans Berlin sans se remémorer ses phrases et ses périples, c’est à son insu. Elle, ce qui la préoccupe avant tout, c’est de mettre un pied devant l’autre, c’est de ne pas tomber. Et avant tout dans la simple description.
Car c’est d’un tout autre Berlin qu’elle nous parle. Pas de celui qui se déroule devant soi, marcheur-lecteur. Elle, elle marche sur les cicatrices de la ville, elle les met à nu, pavé après pavé, signe après signe, strate après strate. Reviennent les temps et elle les conjugue un à un. Il serait pourtant vain de chercher une chronologie ; si elle nous donne quelques indications, c’est sur le registre ironique qu’elle adopte avec elle-même : « mercredi », « hier soir », « ce matin », nous dit-elle, pour mieux nous perdre dans le dédale du temps qu’elle déroule, pour nous inviter à la suivre dans son périple funambulesque, comme si nous avions un rendez-vous précis inscrit sur un agenda en forme de ville.
Mais là où ça ne rigole plus, c’est sur le parcours ; nous pouvons la suivre rue par rue, d’abord sur la carte puis sur le territoire qui, pour une fois, coïncident dans un imaginaire, le sien. Qui est-elle? Nous ne le savons pas, elle n’a pas de nom, ou bien son nom s’est accolé à celui des rues qu’elle suit, recherchant sans raison apparente les strates de l’histoire. Elle est de celles qui voient l’envers du décor, qui le percent et le vrillent et ne lui laissent aucune chance d’échapper au sens. Sa mémoire, comme la ville, rend compte de ses lacunes, de ses vides, de ses trous béants.
Les morts qu’elle convoque la secondent dans sa tâche ; ensemble ils établissent l’état des lieux. Grain à grain sur le sable, corps à corps dans leur chute, avec elle qui vacille sous le poids, nous parcourons des strates d’histoire, incapables d’y échapper, car il faut bien admettre avec eux, ceux qu’elle appelle à la rescousse et ceux qui passent dans le temps présent, il faut bien admettre que cette ville transpire par tous ses pavés et ses moignons de rues et de bâtiments, transpire la sueur et le sang de l’histoire. Et pas n’importe laquelle : la nôtre, à tous. C’était là, ici, ça s’est passé, ça s’est produit, la guerre et après, le mur, et ceux qui sont tombés, là et ici, et elle qui marche sur le fil de l’histoire et dont on ne sait pas pourquoi elle s’est choisie, porteuse de cette mémoire, alors que la ville se forme devant elle comme une réponse à ses questions, posant une ultime fois ses mues, les mêlant à la sienne. Elle, l’étrangère vacillante et solitaire, et elle, la ville cicatrisée, ensemble, elles vont essayer, elles vont en découdre, pas après pas, au fil des rues qui ressortent du vide et de l’absence. Elles vont nous emporter au fil du texte et nous saurons alors que plus jamais nous ne pourrons aller dans Berlin sans nous souvenir, je ne dis pas toujours, mais souvent, des mots écrits dans ce texte.
J’ai marché dans Berlin accompagnée par les phrases d’Hélène Bezençon et la musique qui s’insinuait entre les mots c’était cette chanson de Laurie Anderson :
« You’re walking
And you don’t always realize it
But you are always falling…
And this is how you can be walking and falling
At the same time. »
Patricia Farazzi
23 décembre 2007